Le symbolisme


Le 18 septembre 1886, Jean Moréas publie dans Le Figaro le Manifeste du symbolisme.

Le poète, par son Manifeste, enterre le romantisme et prend le contrepied du naturalisme qu’illustre le romancier Émile Zola. Moréas, qui baptise le mouvement, prône un assouplissement du vers et de la rime, et un renoncement au réalisme. Par leur musicalité, les mots doivent suggérer les idées et non plus les affirmer...

En cette année 1886 où naît officiellement le symbolisme a lieu la dernière exposition des peintres impressionnistes. L’année précédente, le monde a célébré avec émotion la disparition du grand témoin de l’époque romantique, Victor Hugo...

Mais, trop intellectuel et évanescent, le symbolisme en art ne va pas tarder à laisser la place dans les années 1890 à un courant artistique plus proche de la Nature, l’Art nouveau.

Gustave Moreau, Orphée, 1865
Delville, Orphée, 1893

Orphée : aède de Thrace qui, inconsolable d’avoir perdu sa bien-aimée Euridyce, se fera tuer par les Ménades, ou Bacchantes en fureur, jalouses de son éternel amour. Sa tête, jetée dans un fleuve, sera recueillie par les Muses.


I. Le symbole


A. La reconnaissance : chapitre XVI de la poétique d’Aristote


I. En quoi consiste la reconnaissance, on l’a dit plus haut. Quant aux formes de la reconnaissance, la première et celle qui emprunte le moins à l’art et qu’on emploie le plus souvent, faute de mieux, c’est la reconnaissance amenée par des signes.

II. Parmi les signes (semeion), les uns sont naturels, comme la lance que portent (sur le corps) les hommes nés de la terre, ou les étoiles que fait figurer Carcinus dans Thyeste. Les autres sont acquis et, parmi ces derniers, les uns sont appliqués sur le corps, comme, par exemple, les cicatrices; d’autres sont distincts du corps, ainsi les colliers, ou encore, comme dans Tyro, une petite barque.

Aristote poursuit avec trois autres reconnaissances : celles inventées par l’auteur, celles par souvenir, et celles tirées d’un raisonnement.


B. Sa signification et son enjeu en littérature


Le symbole (sym-ballein, jeter ensemble) était à l’origine, chez les grecs, une marque de reconnaissance (objet, signe ou parole) visant à déterminer les parties à un contrat, à un mystère (Cérès, Cybèle, etc.) On prendra garde à ne pas le confondre avec le « tekmerion », l’indice naturel (traces de pas par exemple).
Un second sens, plus moderne mais de même veine, le fait d’un objet sensible le représentant d’une réalité abstraite ; par exemple, le laurier (guerre), l’olivier (paix), la myrte (amour).
Très vite, Moréas se sert de ce second sens pour désigner les poètes qui établissent un rapport d’analogie entre de telles abstractions et leurs images. Huysmans (En route, 1895) en donne un exemple :


Il se disait qu’un fleuve était le plus exact symbole de la vie active ; on le suivait dès sa naissance, sur tout son parcours, au travers des territoires qu’il fécondait: il remplissait une tâche assignée, avant que d’aller mourir, en s’immergeant, dans le sépulcre béant des mers.


La fin du XIXe siècle voit s’éteindre le romantisme tout en étant témoin de l’ardeur du naturalisme. A l’encontre de ce dernier surtout, puisqu’avec du romantisme il prolonge le pessimisme, il va sacrer la finesse de la langue, des idées mais aussi de leurs rapports : il s’agit là d’une bataille plus intellectuelle.


II. L’allusion et la nuance : contre la représentation


Verlaine, Art poétique (1874) :

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Cette légèreté que donne la nuance fut une métaphore souventefois reprise : « ...les mots – qui sont déjà assez eux pour ne plus recevoir d’impression du dehors – se reflètent les uns sur les autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être que les transitions d’une gamme. » (Mallarmé, Correspondance).

La représentation, contrairement à l’allusion, est combattue par le poète, qui lors d’un entretien déclare :


Je crois, me répondit-il, que, quant au fond, les jeunes sont plus près de l’idéal poétique que les Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement. Je pense qu’il faut, au contraire, qu’il n’y ait qu’allusion. La contemplation des objets, l’image s’envolant des rêveries suscitées par eux, sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent : par là ils manquent de mystère; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu’ils créent. Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements.

Propos de Mallarmé, in « Enquêtes sur l’évolution littéraire », Jules Huet


III. L’hermétisme


M. Huet poursuit donc :


– Nous approchons ici, dis-je au maître, d’une grosse objection que j’avais à vous faire... L’obscurité !
– C’est, en effet, également dangereux, me répond-il, soit que l’obscurité vienne de l’insuffisance du lecteur, ou de celle du poète... mais c’est tricher que d’éluder ce travail. Que si un être d’une intelligence moyenne, et d’une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place. Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c’est le but de la littérature, – il n’y en a pas d’autres, – d’évoquer les objets.
– C’est vous, maître, demandai-je, – qui avez créé le mouvement nouveau?
– J’abomine les écoles, dit-il, et tout ce qui y ressemble ; je répugne à tout ce qui est professoral appliqué à la littérature qui, elle, au contraire, est tout à fait individuelle. Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau.


Contre le naturalisme, dont la volonté est d’offrir une peinture fidèle du réel, Mallarmé, un peu plus loin, quand on le lui demande, dira :


– Que pensez-vous de la fin du naturalisme ?
– L’enfantillage de la littérature jusqu’ici a été de croire, par exemple, que choisir un certain nombre de pierres précieuses et en mettre les noms sur le papier, même très bien, c’était faire des pierres précieuses. Eh bien, non ! La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté si absolue que, bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là, il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c’est, en somme, la seule création humaine possible. Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare ne manifestent pas un état d’âme, c’est indûment qu’on s’en pare... La femme, par exemple, cette éternelle voleuse...
Et tenez, ajoute mon interlocuteur en riant à moitié, ce qu’il y a d’admirable dans les magasins de nouveautés, c’est de nous avoir révélé, par le commissaire de police, que la femme se parait indûment de ce dont elle ne savait pas le sens caché, et qui ne lui appartient par conséquent pas...
Pour en revenir au naturalisme, il me paraît qu’il faut entendre par là la littérature d’Emile Zola, et que le mot mourra en effet, quand Zola aura achevé son œuvre. J’ai une grande admiration pour Zola. Il a fait moins, à vrai dire, de véritable littérature que de l’art évocatoire, en se servant, le moins qu’il est possible, des éléments littéraires ; il a pris les mots, c’est vrai, mais c’est tout ; le reste provient de sa merveilleuse organisation et se répercute tout de suite dans l’esprit de la foule. Il a vraiment des qualités puissantes ; son sens inouï de la vie, ses mouvements de foule, la peau de Nana, dont nous avons tous caressé le grain, tout cela peint en de prodigieux lavis, c’est l’œuvre d’une organisation vraiment admirable ! Mais la littérature a quelque chose de plus intellectuel que cela : les choses existent, nous n’avons pas à les créer ; nous n’avons qu’à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres.


On pourrait s’autoriser à comparer les deux mouvements, l’un aux tons épanchés et vagues de l’impressionnisme et aux touches analytiques et vives du pointillisme (Seurat, Signac…), et l’autre à la légèreté de l’aquarelle.


IV. Lectures


A. Jean Moréas, Le symbolisme, 1886


Depuis deux ans, la presse parisienne s’est beaucoup occupée d’une école de poètes et de prosateurs dits "décadents". Le conteur du Thé chez Miranda (en collaboration avec M. Paul Adam, l’auteur de Soi), le poète des Syrtes et des Cantilènes, M. Jean Moréas, un des plus en vue parmi ces révolutionnaires des lettres, a formulé, sur notre demande, pour les lecteurs du Supplément, les principes fondamentaux de la nouvelle manifestation d’art.


Le Symbolisme


Comme tous les arts, la littérature évolue : évolution cyclique avec des retours strictement déterminés et qui se compliquent des diverses modifications apportées par la marche du temps et les bouleversements des milieux. Il serait superflu de faire observer que chaque nouvelle phase évolutive de l’art correspond exactement à la décrépitude sénile, à l’inéluctable fin de l’école immédiatement antérieure. Deux exemples suffiront : Ronsard triomphe de l’impuissance des derniers imitateurs de Marot, le romantisme éploie ses oriflammes sur les décombres classiques mal gardés par Casimir Delavigne et Étienne de Jouy. C’est que toute manifestation d’art arrive fatalement à s’appauvrir, à s’épuiser ; alors, de copie en copie, d’imitation en imitation, ce qui fut plein de sève et de fraîcheur se dessèche et se recroqueville ; ce qui fut le neuf et le spontané devient le poncif et le lieu commun.
Ainsi le romantisme, après avoir sonné tous les tumultueux tocsins de la révolte, après avoir eu ses jours de gloire et de bataille, perdit de sa force et de sa grâce, abdiqua ses audaces héroïques, se fit rangé, sceptique et plein de bon sens ; dans l’honorable et mesquine tentative des Parnassiens, il espéra de fallacieux renouveaux, puis finalement, tel un monarque tombé en enfance, il se laissa déposer par le naturalisme auquel on ne peut accorder sérieusement qu’une valeur de protestation, légitime mais mal avisée, contre les fadeurs de quelques romanciers alors à la mode.
Une nouvelle manifestation d’art était donc attendue, nécessaire, inévitable. Cette manifestation, couvée depuis longtemps, vient d’éclore. Et toutes les anodines facéties des joyeux de la presse, toutes les inquiétudes des critiques graves, toute la mauvaise humeur du public surpris dans ses nonchalances moutonnières ne font qu’affirmer chaque jour davantage la vitalité de l’évolution actuelle dans les lettres françaises, cette évolution que des juges pressés notèrent, par une incroyable antinomie, de décadence. Remarquez pourtant que les littératures décadentes se révèlent essentiellement coriaces, filandreuses, timorées et serviles : toutes les tragédies de Voltaire, par exemple, sont marquées de ces tavelures de décadence. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on à la nouvelle école ? L’abus de la pompe, l’étrangeté de la métaphore, un vocabulaire neuf ou les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes : caractéristiques de toute renaissance.
Nous avons déjà proposé la dénomination de symbolisme comme la seule capable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l’esprit créateur en art. Cette dénomination peut être maintenue.
Il a été dit au commencement de cet article que les évolutions d’art offrent un caractère cyclique extrêmement compliqué de divergences : ainsi, pour suivre l’exacte filiation de la nouvelle école, il faudrait remonter jusqu’à certains poèmes d’Alfred de Vigny, jusques à Shakespeare, jusqu’aux mystiques, plus loin encore. Ces questions demanderaient un volume de commentaires ; disons donc que Charles Baudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur du mouvement actuel ; M. Stéphane Mallarmé le lotit du sens du mystère et de l’ineffable ; M. Paul Verlaine brisa en son honneur les cruelles entraves du vers que les doigts prestigieux de M. Théodore de Banville avaient assoupli auparavant. Cependant le Suprême enchantement n’est pas encore consommé : un labeur opiniâtre et jaloux sollicite les nouveaux venus.

*          *          *

Ennemie de l’enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l’Idée, demeurerait sujette. L’Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l’art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à la concentration de l’Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales.
L’accusation d’obscurité lancée contre une telle esthétique par des lecteurs à bâtons rompus n’a rien qui puisse surprendre. Mais qu’y faire ? Les Pythiques de Pindare, l’Hamlet de Shakespeare, la Vita Nuova de Dante, le Second Faust de Goethe, la Tentation de Saint-Antoine de Flaubert ne furent-ils pas aussi taxés d’ambiguïté ?
Pour la traduction exacte de sa synthèse, il faut au symbolisme un style archétype et complexe ; d’impollués vocables, la période qui s’arc-boute alternant avec la période aux défaillances ondulées, les pléonasmes significatifs, les mystérieuses ellipses, l’anacoluthe en suspens, tout trop hardi et multiforme ; enfin la bonne langue – instaurée et modernisée –, la bonne et luxuriante et fringante langue française d’avant les Vaugelas et les Boileau-Despréaux, la langue de François Rabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Ruteboeuf et de tant d’autres écrivains libres et dardant le terme acut du langage, tels des Toxotes de Thrace leurs flèches sinueuses.
Le Rythme : l’ancienne métrique avivée ; un désordre savamment ordonné ; la rime illucescente et martelée comme un bouclier d’or et d’airain, auprès de la rime aux fluidités absconses ; l’alexandrin à arrêts multiples et mobiles ; l’emploi de certains nombres premiers – sept, neuf, onze, treize – résolus en les diverses combinaisons rythmiques dont ils sont les sommes.

(…)


B. Rémy de Gourmont, Sixtine, roman de la vie cérébrale, 1890


 
Trop cérébral, Entragues hésite entre un amour platonique, allusif et un désir charnel.

Sixtine était loin de lui, et pourtant il croyait la voir à ses côtés.
Toute l’après-midi, il garda l’illusion de se promener en sa compagnie. Elle apparaissait dans une robe aux couleurs changeantes : l’étoffe, une soie légère et pâlement verte, avait des cassures dorées. Ses bottines ne faisaient aucun bruit ; le sourire, au lieu de paroles, et diverses inflexions de muscles exprimaient ses pensées ; cependant, mais une seule fois, il entendit positivement le son de sa voix : « Si vous voulez, je vais vous la raconter, l’histoire de la chambre au portrait ? » Préoccupé d’établir le son fondamental de la séquence retrouvée et qui depuis un instant le tyrannisait, Entragues écouta la question, sans en percevoir immédiatement le sens. Il allait répondre et acquiescer, mais Sixtine, sous l’ombrelle qu’elle venait d’ouvrir, lisait : il n’osa la troubler. L’ombrelle, aussi, par son étrangeté, l’induisit en distraction : elle était d’un jaune si limpide et si transparent qu’il voyait au travers, à peine estompées d’une ombre lumineuse les épaules de Sixtine et sa tête ployée vers la lecture.
Ils marchèrent le long du quai, depuis la rue du Bac où il avait commencé de sentir sa présence jusqu’à la place Saint-Michel. La Seine charmante et radieuse s’irrisait des rayons obliques qui la frappaient à contre courant ; les proues soulevaient une étincelante écume ; la frange dentelée des toiles bises claquait comme des flammes ; les pontons çà et là grondaient sous le choc ; les parapets multicolores s’en allaient.
Entragues ne collecta aucun lexique ; il regardait les dos serrés des livres, sans lire seulement les titres noirs ou dorés.
En un endroit désert, le long de la balustrade de bois, et comme le premier gaz s’allumait au café, en face, un jeune homme qui passait pour poète, peut-être à cause de la rare beauté de sa figure, l’aborda et lui dit :
— C’est singulier, vous êtes seul et on jurerait qu’une invisible personne vous accompagne ?
— Je suis seul, maintenant, mon cher Sanglade.
Sixtine, en effet, venait de disparaître aux yeux d’Entragues, et Sanglade eut l’impression d’avoir maladroitement troublé un tête-à-tête, impression toute métaphorique, car il ajouta, avec son air de timidité railleuse :
— Vous cherchiez des rimes, je vais vous en donner, je les ai toutes à mon commandement. Sans cela, serais-je poète.
— Oui, sans cela, vous pourriez être poète.
— En prose, peut-être, reprit Sanglade, mais en vers ?
Entragues se laissa battre exprès, n’ayant point l’âme à des tournois esthétiques. Ils remontaient le boulevard. Au Luxembourg, Sanglade, ennuyé de monologuer, profita d’un ami passant pour redescendre. Durant qu’Entragues s’acheminait vers un calme café favorisé de tapis, où son horreur du bruit volontiers se reposait.
Depuis son retour, sauf, le premier matin, une courte entrevue, il avait pu abstraire Sixtine de son immédiate préoccupation. C’était avec une parfaite froideur qu’il avait recopié, en les francisant, les brèves notes de voyage où, sur la fin, le nom de cette femme, à peine connue, revenait à chaque verset, comme un amen. Mais, et il reconnaissait là l’occulte puissance des mots, la transcription matérielle de ces syllabes avait agi violemment sur son imagination. Il venait de vivre des heures entières avec elle, et maintenant que la puissance mystique de la vision était épuisée, il pensait encore à l’absente.

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