Le romantisme


(…) cette partie de l’Europe, dont les langues dérivent du latin, et qui a été initiée de bonne heure dans la politique de Rome, porte le caractère d’une vielle civilisation qui dans l’origine était païenne. On y trouve moins de penchant pour les idées abstraites que dans les nations germaniques ; on s’y entend mieux aux plaisirs et aux intérêts terrestres; et ces peuples, comme leurs instituteurs, les Romains, savent seuls pratiquer l’art de la domination.

Les nations germaniques ont presque toujours résisté au joug des Romains ; elles ont été civilisées plus tard, et seulement par le christia-nisme ; elles ont passé directement d’une sorte de barbarie à la société chrétienne : les temps de la chevalerie, l’esprit du Moyen Âge sont leurs souvenirs les plus vifs; et quoique les savants de ces pays aient étudié les auteurs grecs et latins plus même que ne l’ont fait les nations latines, le génie naturel aux écrivains allemands est d’une couleur ancienne plutôt qu’antique. Leur imagination se plaît dans les vielles tours, dans les créneaux, au milieu des guerriers, des sorciers et de revenants; et les mystères d’une nature rêveuse et solitaire forment le principal charme de leurs poésies.
(…)
Il n’y a donc dans l’Europe littéraire que deux grandes divisions très-marquées ; la littérature imitée des anciens, et celle qui doit sa naissance à l’esprit du moyen âge.

Mme de Staël, De l’Allemagne (1810), observations générales


Non pas comme l’Humanisme en France, apparu si tardivement, le Romantisme vient, mais de l’Europe du nord cette fois, à l’époque d’échanges culturels accrus en Europe. Et comme pour le premier, la digestion en France de ce mouvement s’est avérée très fructueuse, et l’on cite communément parmi lui les plus grands auteurs.

L’époque qui voit naitre le Romantisme est d’abord une ère de renouvellement : mise en application des « découvertes » et inventions de la première révolution industrielle (machine à tisser, à vapeur), les premières usines (prolétariat), l’Empire et les fondements de la société contemporaine, auxquels s’opposeront les romantiques pour qui le premier ennemi est la raison qui sacre l’utilité des choses comme des hommes. Pourtant les oppositions sont complexes puisque l’étoffe de la modernité, depuis le XVIe siècle, est déjà complexe.
Le romantisme s’oppose naturellement au classicisme, qui reconnaît la société comme fondement de l’humanité. C’est l’Allemagne, morcelée et encore politiquement quasi-féodale, n’ayant pu le connaître sur ses terres, qui sera louée par Mme de Staël dès le début du XIXe siècle.


Le lien politique et social des peuples, un même gouvernement, un même culte, les mêmes lois, les mêmes intérêts, une littérature classique, une opinion dominante, rien du tout cela n’existe chez les Allemands.

Ibid., Partie I, chap. 2

Les romantiques verront vite, à l’encontre d’une nation française centralisée, industrielle et sociale, un idéal féodal (I), de la Nature (II) et plus individuel (III), et vont vouloir vivifier le sang de la littérature française qui depuis la Renaissance imite les anciens d’un monde païen alors que le moyen âge pouvait lui offrir une culture indigène, bien à elle (chrétien).


On prend parfois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi. [...]
  La littérature des Anciens est chez les modernes une littérature transplantée : la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et c’est notre religion et nos institutions qui l’ont fait éclore.

Ibid.

C’est ainsi que les Grecs nous ont valu Racine, et Shakespeare plusieurs tragédies de Voltaire. La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire que l’esprit français lui-même a besoin maintenant d’être renouvelé par une sève plus vigoureuse.

Ibid.


Mouvement d’une jeunesse en pleine mutation, reflétant celle des états d’alors, mais avec le mal de ne pouvoir exprimer son sentiment face à l’aliénation des systèmes (en Prusse naît, avec Kant, le structuralisme), le Romantisme aura bien vite un pied dans ce qui bientôt sera la décadence littéraire : « le classicisme, c’est la santé ; le romantisme, c’est la maladie » (Goethe).

Mais le Romantisme va aussi poursuivre l’œuvre des Lumières : en voyant chez les Allemands une rupture entre leur esprit sans bornes et la timidité de leur caractère, il continuera ainsi l’œuvre moderne (Classicisme, Lumières) de la disjonction entre l’esprit et le sentiment, le corps, la passion. Pour cela, il n’hésitera pas à glorifier la femme et son sentiment vierge si loin de l’esprit piquant des parisiennes.

Enfin, notons que l’orientalisme (Empire Ottoman, Algérie, etc.), depuis le XVIIIe siècle, connaît un grand essor chez les peintres et les auteurs romantiques. L’Extrême-Orient devra attendre la seconde moitié du siècle.

Delacroix, Tanger, 1838
 

I. L’esprit féodal


A. L’esprit de chevalerie : amour et honneur


En un mot, le chevalier est au moyen âge ce que le héros est à l’antiquité ; mais ses valeurs sont exclusivement chrétiennes : la charité, la défense du faible, et l’amour.
Achevé en France par Richelieu, le féodalisme s’est quelque peu maintenu en Allemagne jusqu’au début du XIXe siècle. L’esprit factieux des nobles détruit, Mme de Staël voit l’esprit de fatuité que connaît la France du Classicisme et des Lumières. Ces époques sont celles qui ont connu le mépris de la femme, sous couvert d’une grande liberté en France ; mais ne pense-t-on à Mme de Vallière ? Cet esprit de fatuité fut alimenté par la vanité exprimée par la société, le bon goût, la mode, le succès et l’opinion, vanité qui s’oppose trop consciemment à l’humilité du chevalier et même celle du héros. Elle est résolument moderne, et l’Allemagne en est mieux préservée.


B. La féodalité dans Allemagne du début du XIXe siècle


Elle y est évidemment pâle, et existe encore plutôt par absence de ce qui s’y oppose : la Nation, c’est-à-dire un pays très centralisé (France, Royaume-Uni, Espagne). En 1803, Napoléon réorganise un Saint-Empire qui décline ; en 1815, le Congrès de Vienne finalement réduit la mosaïque du pays qui passe de 350 états à 39.

Mais dans la culture et la langue, tudesques encore, on rencontre encore les indices d’un temps révolu pourtant, « les débris des châteaux forts », « les maisons bâties de terre » et surtout les « monuments gothiques ».


II. L’idéal de la nature


A. Un mouvement d’histoire européenne


De nombreuses causes avaient pavé la voie de la Nature en France, dès le XVIIIe siècle : la physiologie, la mécanique, la chimie, l’éthique de Rousseau, le sensualisme de Locke dont Voltaire était passionné, etc. Dès la Renaissance (XVIe siècle) on assiste bien sûr à l’épure de l’individu (le « sujet ») mais aussi à l’ébauche du droit naturel.
Le déclin de la religion également pose en premier (ou unique) plan l’idée d’une « nature » qui est le premier principe : cette pensée est le premier sens du « naturalisme », et retrace une histoire allant d’Epicure au positivisme.


B. La nature et la littérature


 « La multitude et l’étendue des forêts indiquent une civilisation encore nouvelle. (…) L’Allemagne offre encore quelques traces d’une nature non habitée. » (Ibid., I, 1)


La recherche d’un principe naturel de vie, donc d’authenticité (l’entourage français que Frédéric II n’aura aucune chance), était le fil d’Ariane du Romantisme. On remarquera, dans l’ouvrage de Mme de Staël, l’emphase portée sur l’honnêteté et la moralité du peuple allemand, à l’opposition d’une pratique plus utilitariste.
De plus, l’Allemand se prête moins à la plaisante conversation qu’à l’étude abstraite : « On ne saurait imaginer en France à quel point les lumières sont répandues en Allemagne. » (Ibid., I, 16). Les allemands sont un peuple de lecteurs, et la nature s’exalte d’individus si peu penchés sur le monde pratique (politique, social) : tout le reste se centre sur l’individu, le théorique, la morale et le poétique.


 « L’ennui même de la société fait aimer la vie retirée. (…) La solitude porte à se livrer aux spéculations abstraites, ou à la poésie. » (Ibid., I, 16)


III. L’idéal de la solitude


A. Les conséquences du relâchement du lien politique


En Allemagne du nord, et plus précisément en Prusse (voir Frédéric II), le relâchement du lien politique, du pouvoir absolu, permet l’expression du génie, des « nobles rêveries » et de « tous les systèmes hardis ».
A ce cadre tout intellectuel s’oppose l’Allemagne du sud et surtout la Suisse allemande, où le bonheur et la simplicité de la vie sensible sont les vertus principales.

En Allemagne, il n’y a de goût fixe sur rien, tout est indépendant, tout est individuel. (Ibid., II, 1)


B. Solitude, nature, sensibilité et souffrance contre société


« Quand toute la nature sourit, le cœur seul de l’homme pourrait-il n’être qu’un désert ? » (Emilie von Berlepsch)

« En France, on ne lit guère un ouvrage que pour en parler ; en Allemagne, où l’on vit presque seul, on veut que l’ouvrage même tienne compagnie ; et quelle société de l’âme peut-on faire avec un livre qui ne serait lui-même que l’écho de la société. (…) L’homme solitaire a besoin qu’une émotion intime lui tienne lieu du mouvement extérieur qui lui manque. » (De l’Allemagne, II, 1)


Lamartine écrira (Méditations poétiques, 1820) :

Fuyant avec mon âme au sein de la nature,
J’ai cru trouver un sens à cette langue obscure.

Mais à l’opposé, le désenchantement, et même pour la Nature, est une facette pour un même sujet :

Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Ce pessimisme préfigure alors le spleen baudelairien, l’ironie flaubertienne, etc. et se souvient malgré tout d’une classique et héroïque grandeur :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.
(…)
Il fit l’eau pour couler, l’aquilon pour courir,
Les soleils pour brûler, et l’homme pour souffrir.

Quand l’âme est un heureux abîme et le réel n’offrant de refuge, le poète dira :

On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !

Hugo, préface des Contemplations (1856)

Enfin, une importante branche du romantisme, confrontant son époque à la Révolution et à la Restauration, sera ultra-royaliste et catholique, à l’opposé d’un romantisme libéral plus intellectuel.


Conclusion


« J. - J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Châteaubriand, etc., dans quelques-uns de leur ouvrages, sont tous, même à leur insu, de l’école germanique, c’est-à-dire qu’ils ne puisent leur talent que dans le fond de leur âme. » (Ibid., II, 1)


Ceci diamétralement s’oppose aux « style », à « la connaissance des hommes » et à « l’action », préoccupations toutes françaises qui manifestent mieux l’aspect extérieur de la pensée qu’un autre.
On notera enfin l’apparition du drame romantique, de l’histoire (Michelet), et l’importance du conte (frères Grimm) par rapport à la querelle des anciens et des modernes (Perrault) : le Romantisme est résolument moderne.


Les principaux auteurs du romantisme


Littérature :   Précurseurs
Jean-Jacques Rousseau           1712-1778      Goethe           1749-1832
            Châteaubriand                       1768-1848      Schiller           1758-1805
            Madame de Staël                   1766-1817      J. Grimm        1785-1863
                                                                                   Byron             1788-1824

                        Triomphe : la chute de Napoléon
            Alphonse de Lamartine        1790-1869
            Alfred de Vigny                    1797-1863
            Victor Hugo                          1802-1885
            Alexandre Dumas                 1802-1870
            Alfred de Musset                   1810-1857



Peinture :       Théodore Géricault   1791-1824      C. Friedrich   1774-1840
                        Eugène Delacroix      1798-1863      P. Runge        1777-1810
                                   Querelle avec Ingres sur le dessin et la couleur.
                                   Tradition ? (Raphaël)


Musique :      L. von Beethoven      1770-1827      G. Rossini      1792-1868
                        Hector Berlioz           1803-1869      Chopin          1810-1849
Franz Liszt                1811-1886      G. Verdi         1813-1901


Friedrich, Winterlandschaft, 1811




Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore,
Sur nos fronts languissants à peine il jette encore
Quelques rayons tremblants qui combattent la nuit ;
L’ombre croit, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit !

Qu’un autre à cet aspect frissonne et s’attendrisse,
Qu’il recule en tremblant des bords du précipice,
Qu’il ne puisse de loin entendre sans frémir
Le triste chant des morts tout prêt à retentir,

Les soupirs étouffés d’une amante ou d’un frère
Suspendus sur les bords de son lit funéraire,
Ou l’airain gémissant, dont les sons éperdus
Annoncent aux mortels qu’un malheureux n’est plus !
Je te salue, ô mort ! Libérateur céleste,
Tu ne m’apparais point sous cet aspect funeste
Que t’a prêté longtemps l’épouvante ou l’erreur ;
Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur,
Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide,
Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ;
Tu n’anéantis pas, tu délivres! ta main,
Céleste messager, porte un flambeau divin ;
Quand mon œil fatigué se ferme à la lumière,
Tu viens d’un jour plus pur inonder ma paupière ;
Et l’espoir près de toi, rêvant sur un tombeau,
Appuyé sur la foi, m’ouvre un monde plus beau !

Viens donc, viens détacher mes chaînes corporelles,
Viens, ouvre ma prison; viens, prête-moi tes ailes,
Que tardes-tu? Parais; que je m’élance enfin
Vers cet être inconnu, mon principe et ma fin !

Qui m’en a détaché ? qui suis-je, et que dois-je être ?
Je meurs et ne sais pas ce que c’est que de naître.
Toi, qu’en vain j’interroge, esprit, hôte inconnu,
Avant de m’animer-, quel ciel habitais-tu ?
Quel pouvoir t’a jeté sur ce globe fragile ?
Quelle main t’enferma dans ta prison d’argile ?
Par quels nœuds étonnants, par quels secrets rapports
Le corps tient-il à toi comme tu tiens au corps ?
Quel jour séparera l’âme de la matière ?
Pour quel nouveau palais quitteras-tu la terre ?
As-tu tout oublié? Par-delà le tombeau,
Vas-tu renaître encor dans un oubli nouveau ?
Vas-tu recommencer une semblable vie ?
Ou dans le sein de Dieu, ta source et ta patrie,
Affranchi pour jamais de tes liens mortels,
Vas-tu jouir enfin de tes droits éternels ?
Oui, tel est mon espoir, ô moitié de ma vie !
C’est par lui que déjà mon âme raffermie
A pu voir sans effroi sur tes traits enchanteurs
Se faner du printemps les brillantes couleurs.
C’est par lui que percé du trait qui me déchire,
Jeune encore, en mourant vous me verrez sourire,
Et que des pleurs de joie à nos derniers adieux,
A ton dernier regard, brilleront dans mes yeux.

Vain espoir ! s’écriera le troupeau d’Epicure,
Et celui dont la main disséquant la nature,
Dans un coin du cerveau nouvellement décrit,
Voit penser la matière et végéter l’esprit ;
Insensé ! diront-ils, que trop d’orgueil abuse,
Regarde autour de toi : tout commence et tout s’use,
Tout marche vers un terme, et tout naît pour mourir ;
Dans ces prés jaunissants tu vois la fleur languir ;
Tu vois dans ces forêts le cèdre au front superbe
Sous le poids de ses ans tomber, ramper sous l’herbe ;
Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir ;
Les cieux même, les cieux commencent à pâlir ;
Cet astre dont le temps a caché la naissance,
Le soleil, comme nous, marche à sa décadence,
Et dans les cieux déserts les mortels éperdus
Le chercheront un jour et ne le verront plus !
Tu vois autour de toi dans la nature entière
Les siècles entasser poussière sur poussière,
Et le temps, d’un seul pas confondant ton orgueil,
De tout ce qu’il produit devenir le cercueil.
Et l’homme, et l’homme seul, ô sublime folie !
Au fond de son tombeau croit retrouver la vie,
Et dans le tourbillon au néant emporté.
Abattu par le temps, rêve l’éternité !

Qu’un autre vous réponde, ô sages de la terre !
Laissez-moi mon erreur : j’aime, il faut que j’espère ;
Notre faible raison se trouble et se confond.
Oui, la raison se tait : mais l’Instinct vous répond.
Pour moi, quand je verrais dans les célestes plaines,
Les astres, s’écartant de leurs routes certaines,
Dans les champs de l’éther l’un par l’autre heurtés,
Parcourir au hasard les cieux épouvantés ;
Quand j’entendrais gémir et se briser la terre ;
Quand je verrais son globe errant et solitaire
Flottant loin des soleils, pleurant l’homme détruit,
Se perdre dans les champs de l’éternelle nuit ;
Et quand, dernier témoin de ces scènes funèbres,
Entouré du chaos, de la mort, des ténèbres,
Seul je serais debout : seul, malgré mon effroi,
Etre infaillible et bon, j’espérerais en toi,
Et, certain du retour de l’éternelle aurore,
Sur les mondes détruits, je t’attendrais encore !

Souvent, tu t’en souviens, dans cet heureux séjour
Où naquit d’un regard notre immortel amour,
Tantôt sur les sommets de ces rochers antiques,
Tantôt aux bords déserts des lacs mélancoliques,
Sur l’aile du désir, loin du monde emportés,
Je plongeais avec toi dans ces obscurités.
Les ombres à longs plis descendant des montagnes,
Un moment à nos yeux dérobaient les campagnes
Mais bientôt s’avançant sans éclat et sans bruit
Le chœur mystérieux des astres de la nuit,
Nous rendant les objets voilés à notre vue,
De ses molles lueurs revêtait l’étendue ;
Telle, en nos temples saints par le jour éclairés,
Quand les rayons du soir pâlissent par degrés,
La lampe, répandant sa pieuse lumière,
D’un jour plus recueilli remplit le sanctuaire.

Dans ton ivresse alors tu ramenais mes yeux,
Et des cieux à la terre, et de la terre aux cieux ;
Dieu caché, disais-tu, la nature est ton temple !
L’esprit te voit partout quand notre œil la contemple ;
De tes perfections, qu’il cherche à concevoir,
Ce monde est le reflet, l’image, le miroir;
Le jour est ton regard, la beauté ton sourire
Partout le cœur t’adore et l’âme te respire ;
Eternel, infini, tout-puissant et tout bon,
Ces vastes attributs n’achèvent pas ton nom ;
Et l’esprit, accablé sous ta sublime essence,
Célèbre ta grandeur jusque dans son silence.
Et cependant, ô Dieu! par sa sublime loi,
Cet esprit abattu s’élance encore à toi,
Et sentant que l’amour est la fin de son être,
Impatient d’aimer, brûle de te connaître.
Tu disais : et nos cœurs unissaient leurs soupirs
Vers cet être inconnu qu’attestaient nos désirs ;
A genoux devant lui, l’aimant dans ses ouvrages,
Et l’aurore et le soir lui portaient nos hommages,
Et nos yeux enivrés contemplaient tour à tour
La terre notre exil, et le ciel son séjour.

Ah! si dans ces instants où l’âme fugitive
S’élance et veut briser le sein qui la captive,
Ce Dieu, du haut du ciel répondant à nos vœux,
D’un trait libérateur nous eût frappés tous deux !
Nos âmes, d’un seul bond remontant vers leur source,
Ensemble auraient franchi les mondes dans leur course
A travers l’infini, sur l’aile de l’amour,
Elles auraient monté comme un rayon du jour,
Et, jusqu’à Dieu lui-même arrivant éperdues,
Se seraient dans son sein pour jamais confondues !
Ces voeux nous trompaient-ils? Au néant destinés,
Est-ce pour le néant que les êtres sont nés ?
Partageant le destin du corps qui la recèle,
Dans la nuit du tombeau l’âme s’engloutit-elle ?
Tombe-t-elle en poussière ? ou, prête à s’envoler,
Comme un son qui n’est plus va-t-elle s’exhaler ?
Après un vain soupir, après l’adieu suprême
De tout ce qui t’aimait, n’est-il plus rien qui t’aime ?
Ah! sur ce grand secret n’interroge que toi !
Vois mourir ce qui t’aime, Elvire, et réponds-moi !

Lamartine, Méditation cinquième, L'immortalité, 1820

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